Entre novembre et avril, c’est un peu odonates au logis. Les passionnés rédigent les rapports, articles, mettent à jour leurs notes, travaillent sur les exuvies et les collections. Pourtant, une poignée d’irréductibles profitent de cette période pour prospecter. En alliant les balades dans une nature hivernale à la recherche d’indices de présence des libellules, la prospection de Cordulegaster bidentata Selys, 1843 (Cordulegastridae), le Cordulégastre bidenté (et notre désormais Corbid) apporte une accrue de connaissances et prépare aussi la belle saison.
POURQUOI CHERCHER CORBID EN HIVER ?
Accès En hiver, la végétation est basse, les ronces et les herbes se sont affaissées, les arbres ont perdu leur feuillage, il est ainsi plus facile de localiser les petits rus et suintements et d’y accéder.

^ Suintements en Drôme (crédits Camille Le Merrer)
Détectabilité Les larves sont faciles à repérer. Un tamisage doux des sédiments permet de collecter assez rapidement du matériel et de l’identifier. La prospection de imagos est plus difficile, l’espèce est sombre, vole dans des milieux sombres et peu d’individus sont repérés. Quant aux exuvies, leur recherche exige de prospecter jusqu’à dix mètres de part et d’autre du cours d’eau et de scruter jusqu’à plusieurs mètres de hauteur, dans l’ombre, souvent dans les mousses ou sous les feuilles… En tamisant, on repère aussi facilement les autres MIB, non, pas les Men in Black, mais les macroinvertébrés benthiques qui accompagnent notre espèce cible. La présence de gammares indiquera d’une part le caractère pérenne du cours d’eau (rappelons que C. bidentata supporte des sécheresses d’au moins un mois) et la présence de nourriture, pour des larves qui dépassent 40 mm au stade final de leur vie larvaire…

^ Dans les forêts d'altitude du Haut Beaujolais (Rhône) prospection
Gestion du temps Prospecter C. bidentata à la belle saison est chronophage et finalement peu productif. Comme c’est souvent la seule espèce d’odonates présente sur les sites qu’elle fréquente, sa recherche ne permet pas de tirer profit d’inventaires comme sur un étang ou un plus gros cours d’eau. Mieux vaut donc garder la belle saison pour investiguer des sites à l’odonatofaune riche.
Une prospection en deux coups En revanche, une fois des sites larvaires identifiés, un passage rapide au printemps permettra d’observer émergences et exuvies et ainsi d’attester l’autochtonie certaine de l’espèce. En effet, les larves se développant en 3 à 6 ans, bien des tribulations peuvent les empêcher d’accomplir leur phase larvaire (assèchement, remblai, captage, piétinement, changement de régime hydrique, etc.). Observer des pontes n’est pas un meilleur indice.
COMMENT PROSPECTER CORBID EN HIVER ?
Préparer la prospection les cartes topographiques françaises sont riches en indices pouvant suspecter la présence d’habitats larvaires favorables à C. bidentata. Le plus simple est de se rendre sur le site du Géoportail de l’Institut géographique national (IGN) qui permet la consultation des cartes au 1/25 000. On peut y repérer les cours d’eau. La précision est parfois critiquable, certains cours d’eau n’apparaissent pas sur les cartes, d’autres présents sur ces dernières n’existent pas, ou plus. La distinction entre cours d’eau permanents et temporaires n’est pas vraiment avérée, il vaut mieux prendre un peu de temps pour vérifier sur place. Sur le Géoportail, on trouvera également d’autres indices comme les sources, les lavoirs, abreuvoirs, grottes avec un émissaire, voire marais de pente. Avec une connaissance de sa région et du terrain, il est alors facile de prévoir des tournées sur des zones repérées à l’avance.

^ Dans l'Ain, des suintements ensoleillés qui ont révélé les larves des deux espèces de Cordulegaster
Le site InfoTerre du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) permet d’accéder à la Banque du sous-sol avec notamment les phénomènes géologiques tels que sources et captages, exsurgences, résurgences, etc. D’autres informations sont disponibles auprès d’autres institutions mais se révèlent assez décevantes pour cette espèce. On pourra trouver encore des informations auprès des livres et sites Web consacrés aux communes et à leur histoire, les sources ayant eu une grande importance historique. De même, lorsqu’il est accessible, le cadastre dit napoléonien peut être riche d’information sur des sources ou rus oubliés.
Comment échantillonner ? La méthode de recherche des larves de C. bidentata initiée dès les années 1990 (Röhn, 1992 ; Sternberg & al. 2000) en Allemagne a été déclinée en France dans le Limousin par Lolive & Guerbaa, (2007), puis repris en Auvergne et dans différents départements du bassin versant du Rhône (Ain, Loire, Rhône, Jura, Côte-d’Or) avant d’être appliquée les autres départements français (Pyrénées Atlantiques, Dordogne, Drôme, etc.). Le principe est de tamiser le sédiment à l’aide d’un tamis de cuisine ou de piscine. Les larves de taille supérieure à 15 mm peuvent être identifiées à l’espèce. Afin de ne pas perturber inutilement les milieux, on peut arrêter l'échantillonnage dès qu’une larve de taille supérieure à 20 mm est trouvée.

^ Suivi des populations de Cordulegaster bidentata à la RNR de la Galerie du Pont des Pierres (Ain)
On a trouvé une larve après avoir vérifié que l’on est bien en présence d’un Cordulegaster, il est facile d’avoir un premier indice de l’espèce. Sur les larves de plus de 20 mm, les fourreaux alaires sont parallèles et serrés chez C. bidentata, contrairement à chez C. boltonii où ils sont divergents et lâches. C’est un bon indice mais il faut absolument le confirmer par l’absence d’épines latérales sur S8 et S9. Sur les larves de moins de 15 mm de longueur, les bourgeons des fourreaux alaires ne sont pas diagnostiques, et la détection des épines sur s8 et s9 devient très difficile. Toutefois, en passant le gras de l’auriculaire (ou tout autre doigt selon vos préférences !) sur ces derniers segments on peut encore sentir les épines sur de jeunes individus, ce qui atteste C. boltonii mais ne permet pas d’attester C. bidentata. On peut mesurer la larve. La longueur ne permet pas un suivi car trop variable avec les mouvements de l’insecte, seule la mesure de la largeur de la tête est un bon indice. En revanche, lors de la prospection, noter la longueur et le sexe des individus (l’ovipositeur est bien visible chez les femelles de plus de 20 mm) permet d’avoir une idée du stade observé et éventuellement d’identifier plusieurs cohortes. La présence de larves âgées permet également de prioriser les sites lors des passages à l’époque des émergences.

^ Différencier les deux Cordulégastres français (montage Loup Noally, crédits Christophe Brochard)
Et après ? Une fois une larve identifiée, il est important de saisir sa donnée sur Faune France afin que l’information soit ensuite intégrée à la base de données du groupe Sympetrum. Il faut essayer d’avoir la meilleure localisation possible avec le GPS, une précision de 3,9 m est en général possible. On peut noter plusieurs individus sur le même point s’ils ont été observés sur une surface restreinte, mais il est intéressant de localiser distinctement les points d’échantillonnage distants, par exemple le long d’un cours d’eau, ou sur des rus différents dans une grande tufière ou un marais de pente. Il est important de cocher dans les détails, que c’est une larve, son sexe, l’identification à la loupe. En remarque, outre le nom des co-observateurs, on notera les tailles approximatives, et des éléments sur l’habitat (type de cours d’eau, nature du sédiment, etc.).

^ La Larve de Corbid dans son habitat (crédits Camille Le Merrer)
Et si on ne trouve rien ? Les « données 0 » sont parfois décriées mais elles sont un outil pertinent lorsque l’on s’engage sur des prospections ciblées. Si l’on a localisé une source et que l’échantillonnage n’a pas permis de trouver de larve de Cordulegaster, affecter le nombre 0 sur l’observation permet d’attester qu’un passage et une recherche ont été faites en vain. En remarque il est alors judicieux de préciser par exemple qu’il n’y avait pas de gammares (indice de cours d’eau suffisamment en eau dans l’année), de noter la nature du sédiment ou son absence (ruisseau travertineux, socle rocheux, etc.), l’absence d’émissaire pour une source ou l’absence de talweg peut indiquer un milieu enclavé donc difficile à localiser par les adultes. Si le cours d’eau indiqué sur la carte est absent ou n’est que temporaire, c’est là encore une information importante.
LA DEUXIÈME VISITE, RECHERCHE DE L’AUTOCHTONIE
Comme écrit plus haut, l’observation des larves n’est pas la preuve que le site permet bien à l’espèce d’accomplir l’intégralité de son cycle, de l’œuf à l’émergence. C’est pour cela qu’il est nécessaire de faire un passage au moment des émergences. Les émergences sont plus faciles à voir que les exuvies qui peuvent, en plus, disparaître assez vite. Le mieux est de retrouver plus ou moins le secteur où les larves avaient été observées et de chercher émergences et exuvies depuis les rives. Les émergences peuvent se faire sous les frondes des scolopendres par exemple et être difficiles à détecter. C’est plus facile sur les arbres, encore que les mousses puissent les cacher. Il ne faut pas négliger les « cachettes » comme des cavités des arbres ou des rochers, les manchons de bryophytes sur les arbres. Idéalement, il faudrait prospecter jusqu’à 10 m de chaque rive, certaines larves étant de bonnes marcheuses. Sur les arbres, on peut observer des émergences à plusieurs mètres de hauteur, ce qui rendra l’identification parfois impossible, une paire de jumelles n’est donc pas inutiles. La collecte des exuvies permet ensuite de faire un dénombrement et le sex-ratio, et d’éviter de compter plusieurs fois les mêmes individus en cas de passages répétés par des personnes différentes ou non. Pensez bien à laisser les exuvies une nuit au congélateur pour éliminer les araignées et les dégradeurs de chitine. Comme pour chaque recherche d’exuvie, on fera une boîte par site en ayant soin de noter le lieu, la date et le collecteur.

^ Une exuvie de Cordulégastre sur une tufière drômoise (crédits Camille Le Merrer)
Depuis quelques années, les prospections Corbid sont faites régulièrement en hiver dans l’Ain (Régis KRIEG-JACQUIER) et depuis 2022 dans la Drôme sous l’égide de Camille LE MERRER. Elles permettent d'affiner les connaissances sur la répartition de l'espèce notamment, qui s'avère plus répandue que ce qu'on ne pouvait l'imaginer il y a quelques années. Quelques prospections ciblées ont été menées dans le Rhône et dans la Loire, en Haute-Savoie, mais elles mériteraient d'être poursuivies.

^ Suintement en bord de route dans l'Ain, les larves sont dans la cunette pour la plupart (crédits Régis Krieg-Jacquier)
Dans l'Ain, on compte 489 données dont 1/4 sur la RNR de la Galerie du Pont des Pierres et avec une première mention en 2006.

En Drôme, les premières observations datent de 1963 et l'on totalise actuellement 229 données, dont près des 3/4 ces 5 dernières années. Il reste encore à faire !

Si les cartes de répartition de l'espèce s'étoffent localement à la suite de ces campagnes de terrain, il ne faudrait pas pour autant conclure que l'espèce est finalement commune et peu menacée. Véritable spécialiste des sources, ses milieux de prédilection sont fragiles, très localisés et en sursis notamment à cause du réchauffement climatique en cours.
Alors bon terrain et bonnes découvertes !
Des sorties sont organisées régulièrement dans l’Ain en hiver (contacter R. Krieg-Jacquier) et C. Le Merrer a organisé un OdoRunAlpes dans la Drôme les 8 et 9 mars 2025
Bibliographie
Lolive, N. & Guerbaa, K. (2007). La connaissance de Cordulegaster bidentata Selys, 1843 en Limousin affinée par une méthode de recherche des larves (Odonata, Anisoptera, Cordulegastridae). Martinia, 23 (1) : 3-8
Régis KRIEG-JACQUIER et Camille LE MERRER
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